Jos Gobert

Extrait des mémoires de Jos Gobert

(transcrites par Eric Sobéron)

En l'honneur de Jos Gobert, fondateur de Bikas, décédé le 16 septembre 2010 à l'âge de 90 ans.

Bikas

Le nom 'Bikas' est indissociablement lié à la personne de Jos Gobert. C'est pourquoi on ne peut pas ne pas accorder une place importante dans sa biographie à l'existence et au fonctionnement de l'asbl Bikas.

Pendant dix ans Jos s'était engagé personnellement pour le Népal et cela déboucha sur la fondation d'une association par laquelle il était possible pour beaucoup de Belges de se donner solidairement la main pour réaliser des projets au Népal. Un soir du 5 janvier 1989 la réunion de fondation de l'asbl Bikas eut lieu et peu après les statuts parurent au Moniteur Belge, rendant ainsi officielle l'existence de l'asbl. Quinze ans après son trekking dans l'Annapurna, lorsque Jos commença à s'occuper d'aide au développement avec un groupe d'amis, les sympathisants de la première heure étaient encore toujours dans la course pour supporter via Bikas le développement du Népal. On passa de la santé à l'enseignement, l'émancipation de la femme, la construction d'écoles, l'adduction d'eau et même la construction de ponts.

Tout le travail était réalisé par des volontaires et avec des récoltes de fonds propres. Des éléments de valeur comme Peter David firent en sorte que l'asbl atteigne un certain professionnalisme. Jos et Betsy réaménagèrent leur maison pour pouvoir y accueillir un secrétariat convenable pour Bikas. Le plancher du bel étage fut rehaussé, un faux plafond fut construit, un espace fut fermé par une paroi en verre pour le séparer du jardin, le chauffage central fut installé ainsi que des sanitaires, du mobilier de bureau et des ordinateurs. On obtint ainsi un espace polyvalent qui servait de salle de réunion, de centre de documentation et de secrétariat. Le nombre de membres crut si vite que bientôt seules les réunions du conseil d'administration pouvaient avoir lieu. Pour des soirées d'information de plus de 50 personnes on devait chercher d'autres locaux.

Après quelques mois il y avait déjà des centaines de membres et ce nombre allait croître jusqu'en 2000. La responsabilité et le travail devinrent de plus en plus lourds pour Jos et Betsy. La représentation, le périodique, la comptabilité, les coups de fil, les réunions, cela n'avait pas de fin, le jour, la nuit ou le weekend. C'était un dur travail quotidien qu'il prenaient en charge comme bénévoles. Bikas était devenu une grande partie de leur vie. Le premier projet de Bikas a concerné Gonga Bu, un village pauvre comme les pierres au nord de Katmandou. On y répara des maisons, distribua des médicaments et fit le nécessaire pour assurer une survie élémentaire.

Ensuite on développa le projet W.E.S.T., grâce auquel des jeunes filles reçurent une éducation leur permettant d'être financièrement indépendantes et les mettant en état d'enseigner à des enfants. Pendant deux ans on finança un home pour enfants des rues, jusqu'à ce que les exploitants ne furent plus en mesure d'expliquer l'exacte destination des fonds et on ferma le robinet. Il fallait rester vigilant aux abus. Parfois trop de miettes tombaient à terre et il en restait trop peu sur la table. De 1994 à 1996 Bikas a fourni une distribution d'eau potable à différents endroits.

Les problèmes étaient parfois absurdes. Ainsi à Chekambar, à la frontière du Tibet, il y avait déjà une distribution d'eau, mais les enfants du coin avaient coupé les tuyaux en morceaux pour en faire des flûtes. A l'initiative de Pierre Bogaerts ce fut réparé. A Khumjung une demande officielle vint de la population. Il fallait forer dans une source sur les flancs du Khumbi Yul Lha et de là poser une longue conduite jusqu'auprès des gens. Les jeunes du village ont eux-mêmes enterré la conduite pour la protéger du gel. Au centre, on mit un réservoir d'eau où les femmes pouvaient s'approvisionner. Du fait qu'elles ne devaient plus aller à une rivière en contrebas elle épargnèrent des heures de travail. De même on s'occupa de l'adduction d'eau à Panchakal, à l'est de Katmandou, et on installa des pompes et des toilettes à Dhikur Pokhari, près de Pokhara.

Les projets allaient bien parce qu'on n'en entendait plus parler. Jos savait bien que s'il y avait des problèmes on le lui ferait bien savoir. Le nom Bikas devint connu dans tout Katmandou et les demandes de fonds arrivaient d'elles-mêmes. On collabora avec plusieurs des 4 500 ONG locales, mais on fit rapidement l'expérience que cela n'était pas une garantie pour une utilisation efficace et utile des fonds. Il y avait des ONG qui voulaient retenir la moitié des fonds pour des frais de personnel et du matériel de bureau. Il était donc nécessaire que quelques volontaires et sympathisants de Bikas aillent enquêter sur les NGO candidates et continuent à les contrôler.

Jos avait toujours des contacts avec des ONG locales que travaillaient directement sur le terrain et non au départ de Katmandou. Du fait de la division du Népal en districts à la gestion décentralisée il n'y avait jamais d'interférence du gouvernement et on pouvait toujours négocier avec les responsables de district. C'étaient des Népalais sincèrement préoccupés du bien-être des gens de leur région. Tous les villageois se mobilisaient toujours avec la plus grande énergie et tous les fonds étaient alloués correctement et justifiés.

Seuls des projets situés dans des villages abandonnés à leur sort par l'administration rentraient en ligne de compte. Le choix se porta sur quelques villages Tharu dans le Sud, près de la frontière indienne. Les Tharus vivent dans le Terai, une région de jungle subtropicale isolée du reste du Népal et ratent de ce fait des opportunités de développement. Dans les années cinquante des exploitants agricoles vinrent s'installer dans leur région parce que le sol y était exceptionnellement fertile. On aspergea généreusement la végétation au DDT, avec toutes les conséquences pour les villageois. Les moustiques à malaria retenaient plus ou moins les gens du Nord, mais les Tharus jouissaient d'une immunité naturelle. Ils furent traités comme des esclaves dans les plantations et la région fut complètement déboisée.

Parfois des sympathisants de Bikas se lançaient dans un projet à titre individuel. Ainsi D. Herfs finançait la construction d’une école à Bajokhet. Le succès fut tel, qu’il acheta un lopin de terre pour y construire une deuxième école. Parfois aussi, les initiatives individuelles furent reprises, comme le reboisement du Chitwan de L. Ravenstein. Sous le contrôle de l’institut des sciences naturelles de Rampur, on démarra le reboisement en plantant des espèces à croissance rapide. Au départ, on travaillait principalement à Parsa et à Harnahari, ensuite à Sitalnagar et à Sisai.

Dans une deuxième phase du projet, on s’attaqua aux plantations à l’abandon en y remplaçant les plantes en mauvais état. Les fonds restants ont permis d’installer un atelier de couture, assurant aux femmes un revenu supplémentaire. En Belgique aussi, des groupes de personnes enthousiastes développaient et finançaient eux-mêmes des projets sous la houlette de Bikas. Ainsi un groupe de Gierle avec Jill Vervoort, construisait des écoles à Deurali, près de Palpa – Tansen. Le choix de cette région revenait initialement à Gokarna Chhetri, un Népalais qui avait étudié en Belgique et qui avait attiré l’attention sur les conditions de l’enseignement dans son village natal. Cette école a été parrainée par la suite par d’anciens Ghurkas, des Népalais ayant servi dans l’armée britannique.

Avec enthousiasme, le groupe s’est investi dans la mise en place d’un centre de formation pour agriculteurs d’une part et de la plantation d’ arbres fruitiers d’autre part. Il est évidemment souhaitable que les paysans locaux puissent se diversifier et qu’ils ne soient pas dépendants d’une seule ressource comme par exemple la culture du riz. C’est comme si Bikas avait adopté le village de Deurali et le tout proche Dhustung. Depuis le début des années nonante on y a construit une école primaire, un centre de rencontre, fourni une installation électrique avec des panneaux solaires, construit des toilettes et acheté du matériel divers comme outils agricoles, uniformes scolaires, lampes d’éclairage. Grâce à la fourniture d’électricité, les Népalais ont pu avoir une vie sociale même après le coucher du soleil et disposer ainsi de plus de temps au cours de la journée. Les panneaux solaires avaient en plus le grand avantage qu’il ne leur fallait ni matières premières, ni entretien. Il suffisait de remplacer les accus de temps en temps.

A partir de 1996, nous avons travaillé dans le district de Chitwan avec Chaudary, le directeur de l’ONG locale Village Development Committee. Il était un des premiers Tharu à bénéficier d’une formation supérieure. L’homme avait des idées géniales et des contacts un peu partout. Il avait élaboré un plan quinquennal qui fut présenté à l’administration belge responsable pour la coopération au développement. Malheureusement cette collaboration a pris fin quand il a épousé une touriste australienne et qu’il a émigré avec elle. Ce fut une vraie perte pour les tharus et pour Bikas. Parfois on réussissait de grandes choses avec peu de moyens. C’est ainsi que dans les villages népalais la cuisson du repas se faisait toujours de la façon traditionnelle au-dessus d’un feu ouvert au milieu de la pièce, sans évacuation des fumées. Cela entraînait des lésions aux yeux et aux poumons et même un nombre important de cas de cancers. L’installation d’une cheminée, même primitive, pouvait y remédier. Lors de la mousson, la région du Village Development Committee Kumroy devenait inaccessible car le niveau des rivières qui l’entourait était trop haut.

Pendant des dizaines d’années, la population locale avait imploré les autorités pour qu’on leur construise un pont. Sans succès. Année après année et cela pendant plusieurs mois, les villageois ne pouvaient atteindre d’autres villages pour leur négoce. Ceux qui souffraient d’une maladie grave mouraient sur place car leur village était devenu une ile isolée du reste du monde. Bikas a alors étudié la faisabilité de la construction d’un pont. Il fallait un pont, long de 90 m, supportant des charges de 2 tonnes, compte tenu du poids des éléphants ! Le plan fut dessiné par un ingénieur à Kathmandu. Le coût fut estimé à 50.000 €. Bikas ne reçut pas de subvention de l’état népalais et devait donc rassembler cette somme par ses propres moyens.

La main d’œuvre était heureusement gratuite. Les hommes des villages s’en chargeraient. On renonçait au matériel lourd : les ouvriers se serviraient de bêches uniquement. On travaillait dur pendant 14 mois. Les échafaudages furent construits avec des troncs d'’arbre fournis par tous les villages concernés. Lentement le pont s’élevait au-dessus du lit de la rivière. La passerelle trônait 5 m au-dessus du niveau atteint lors de la saison des moussons, ce qui était suffisant en cas de situations exceptionnelles. Les ouvriers grimpaient sur les échelles en portant des paniers en osier, lestés de 20 kg de béton. L’enthousiasme et le zèle de la population étaient tels qu’à certains moments plus de 200 personnes envahissaient le chantier. Tous apportaient du sable, des pierres ou du ciment. En effet un pont d’une largeur de 4 m et long de 90 m nécessite pas mal de m3 de béton. Mais le résultat valait bien ce dur labeur. Le 17 avril 1998, le pont de Harnahari fut inauguré officiellement. Et voilà !

Même les dignitaires publics et la télévision nationale étaient présents ! Peter David, qui en tant que vice-président de Bikas, faisait un discours en népalais et fut longuement applaudi. La fête bien méritée pouvait commencer. Les habitants ne seraient plus jamais isolés durant la mousson. Ils le ressentaient comme une véritable libération. En 1998 Bikas a soutenu un certain nombre de projets avec une ONG locale, la CWISH (Children and Women in Social Service and Human Rights) à Nawalparsi, un district dans l’ouest du Chitwan. Ici les habitants désiraient un atelier pour la réparation de vélos. Comme la région avait un besoin urgent de reboisement, on y a installé des pépinières. Ainsi les générations futures ne manqueront pas de bois. Des cours furent proposés aux femmes illettrées afin de promouvoir leur émancipation. L’éducation sexuelle et les droits humains faisaient également partie des cours. Les femmes y apprenaient notamment qu’il existe des lois et que le viol et l’esclavage pour les enfants sont des délits. Ces projets éducatifs ont procuré aux villageois une vision et une formation des plus utiles.

Cela permettait aux femmes d’être moins vulnérables vis-à-vis des hommes et d’être plus indépendantes. Elles n’étaient plus des analphabètes et pouvaient par exemple gérer leur budget ménager. Elles ont montré leur gratitude par des lettres qu’elles ont pu rédiger deux ans plus tard et dans lesquelles elles exprimaient leurs remerciements. Elles avaient pu prendre elles-mêmes leurs propres décisions. Motivé par leur parole, un programme d’enseignement pour des femmes tharu fut rédigé. 240 femmes se sont inscrites à l’école. Et elles s’y rendaient à vélo ! Au Népal, 6000 rivières emportent des rochers et du sable des monts himalayens vers les vallées et cela emcombre le lit des rivières lors de la mousson avec comme conséquence d’inévitables inondations. Cela fut également le cas dans le district Nawalparsi. On construisit donc une digue de pierres à Koluwa où lors de fortes précipitations la rivière Narayani sortait régulièrement de son lit.

En 1998 le Village Development Committee demandait notre intervention pour la construction d’un nouvel étage à l’école secondaire de Bachhauli. Tout fut réglé rapidement et les sympathisants de Bikas, en visite, y furent littéralement couverts de fleurs. Plus tard on y plaça aussi des installations pour biogaz. Ces éléments de chauffage fonctionnent grâce au fumier. Cela contribue à freiner le déboisement et c’est tout bénéfice pour l’environnement. Comme le parc du Chitwan est une réserve naturelle, 10 000 tharu devaient émigrer sur l’autre rive du Rapti. Quand les premiers migrants arrivaient à New Padampur, ils étaient obligés d’abattre les arbres afin d’avoir assez d’espace pour y construire leurs maisons. Ils devaient en plus remettre les troncs et ne pouvaient garder que les branches et le feuillage. Les autorités ne s’étaient pas inquiétées de l’approvisionnement en eau potable. Sur place, il n’y avait qu’une mare jaunâtre. En urgence il fallait creuser un puits d’une profondeur de 60 m, installer les pompes adéquates, les conduites et les citernes. Un autre défi pour Bikas !

Réaliser des projets au Chitwam ne connaît pas de limites. Ensemble avec une autre ONG, la N.I.D.S. (Nepal Indigenous Development Society) un projet d’élevage de chèvres et de porcs fut mis sur pied. Une plantation de bambous fut créée. On espérait y produite des objets artisanaux qui pouvaient être vendus aux touristes. Les occasions pour financer des projets ne manquaient pas. A Jorpati, par exemple, nous aidions à la construction de deux ailes pour l’hôpital orthopédique : une aile pour les nantis et une aile pour les pauvres. Les patients de la première aile payaient pour les soins dans la deuxième. En effet, au Népal la loi stipule que les soins de santé doivent être accessibles à tous. A partir de l’an 2000 il y a un retournement de situation. Les rebelles maoïstes sèment la terreur au Népal. Une grande partie de l’infrastructure est détruite, il y a des milliers de morts, le tourisme en pâtit et l’économie décline.

Réaliser des projets en faisant appel aux villageois n’était plus évident. Pourtant Jos Gobert et Bikas persévèrent. Bikas se focalise davantage sur la région de Nawalparsi et ceci en collaboration avec l’organisation locale DWISH, dirigée par Mme Shanti, l’épouse du Prof. Adhikari, qui a étudié à Bruxelles et que Jos a appris à connaître via Gokarna. Comme le poste de secours médical le plus proche se trouve à des journées de marche et que pendant les inondations il est même inaccessible durant de longs mois, Bikas accède à la demande de la population pour de meilleurs soins de santé. La mortalité parmi les femmes enceintes est catastrophique. Beaucoup de femmes meurent de morsures de serpent lors des travaux agricoles. On a donc aménagé une maison à Sardi comme poste de secours provisoire. Le succès ne se fait pas attendre. Un mois après l’ouverture on y enregistrait déjà une centaine d’accouchements. Les femmes y recevaient les soins en ne payant que 100 Rps au lieu des 7000 qu’elles devaient débourser auparavant. En 2002 on construisit un hôpital sur un terrain offert par une personne dont le fils était mort, faute de soins. La coopération au développement continuait sans relâche. Le travail et l’engagement de Jos tout autant. A côté de l’hôpital une école fut construite, ce qui permettait à mille enfants de recevoir un enseignement dans leur propre région. Afin de faciliter l’accès à l’hôpital, on a réalisé une bifurcation à partir de la route principale et un pont permettant à davantage de gens de bénéficier des services hospitaliers. Jean Wallon a montré un grand intérêt pour ce projet et consacra un héritage à la construction de l’hôpital.

Durant trente ans il s’est voué, sans ménager ses efforts, à la cause du peuple népalais. A la fin de sa vie, il apprit que la population avait appelé l’hôpital « Hôpital Jean Wallon » et que sa photo y était accrochée. Cela lui a procuré beaucoup de joie. Peu de temps après, lors de son décès, les villageois se sont réunis pour une cérémonie d’adieu. Ils voulaient ainsi l’honorer et le remercier pour tout. Pour Jos ce fut un moment important car Jean Wallon n’était pas seulement un ami très proche, il était aussi le symbole du véritable volontariat. Se donner à fond et se battre pour que les économiquement faibles aient davantage de chances. L’expression spontanée de la bonté avec comme seule récompense le fait de savoir que les gens ont reçu l’aide désirée. Recevoir en plus un geste de remerciement et de reconnaissance procure une satisfaction inespérée.

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